Intervention de Jean-Claude Trichet – Conférence d’investissement Paris

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Nous avons eu l’honneur d’accueillir Monsieur Jean-Claude Trichet, ancien président de la Banque Centrale Européenne et Gouverneur de la Banque de France, lors de notre conférence d’investissement qui s’est tenue à Paris, le 14 septembre 2023.

Vous trouverez ci-dessous une rétrospective de son allocution.

L’inflation : un phénomène multidimensionnel dont il est nécessaire d’appréhender toutes les composantes

2008, faillite de Lehman Brothers : après cette crise, période d’inflation extrêmement basse, de taux d’intérêt très bas, les deux étant évidemment en relation étroite.

Milieu de l’année 2021 : explosion, surgissement de l’inflation qui a surpris tout le monde. Les responsables ont tous été médusés et ont mis 6 à 8 mois avant de réaliser que c’était effectivement très sérieux et qu’il fallait prendre les mesures appropriées.

Trois questions se posent alors :

1/ Comment peut-on expliquer que l’on ait observé pendant une période longue d’environ dix ans, une inflation extrêmement basse et des taux d’intérêt très proches de zéro ?

2/ Comment le retour de l’inflation a-t-il déclenché un changement radical des politiques monétaires dans tous les pays du monde et des deux côtés de l’Atlantique ?

3/ Nous sommes désormais dans un univers différent où les pressions inflationnistes sont fortes : va t’on revenir à une situation de stabilité des prix ?

1/ Pourquoi l’inflation avait-elle disparu ?

Nous avons connu, post crise 2008, une poussée désinflationniste due à une accélération de la globalisation, une optimisation de la division du travail au niveau des chaînes mondiales de valeur à la recherche des coûts les plus bas possibles et donc des prix faibles

Nous étions, aussi pendant toute la période d’inflation très faible, dans une période que l’on peut caricaturer en disant que c’était une période de confirmation de l’affaiblissement du pouvoir de négociation des syndicats caractérisé par de très faibles augmentations des rémunérations nominales et réelles principalement aux États-Unis, mais aussi dans un assez grand nombre de pays avancés.

Autre phénomène très important, également observé dans les pays avancés mais aussi au niveau mondial : le fameux « savings glut », excès d’épargne au niveau mondial par rapport à l’investissement souhaité, qui entraine une faible, voire très faible inflation et des taux d’intérêt réels également très faibles.

C’est un phénomène qui a accentué encore la menace de matérialisation du risque de déflation, perçu comme bien réelle par les Banques centrales qui, tout au long de la période, ont engagé une période d’accommodation monétaire sans précédent, de multiplication des instruments permettant d’avoir le plus d’agilité possible, non seulement des instruments conventionnels comme les taux d’intérêt extrêmement bas, mais aussi, bien entendu, des mesures non conventionnelles, et notamment les fameux « Quantitative easing » (QE), sous beaucoup de formes différentes dans les différents pays. Ces mesures ont contribué à un environnement financier accommodant. Dans l’esprit des Banques centrales, elles évitaient ainsi la matérialisation de la déflation, considérée comme étant très menaçante.

2/ Changement radical des politiques monétaires

Plusieurs raisons, conjoncturelles et structurelles, expliquaient donc que l’on ait pu vivre une telle période de plus de dix ans, jamais expérimentée depuis la Seconde Guerre mondiale, une situation extraordinaire qui justifiait que les Banques centrales se soient concentrées sur la prévention du risque de déflation.

Mais au milieu de l’année 2021 nous assistons à un changement d’univers tant en matière conjoncturelle que structurelle :

Les causes conjoncturelles

Le COVID

Nous avions assisté à une compression incroyable de la demande ce qui ajoutait aux problèmes considérables déjà rencontrés par l’offre. Contraction monumentale, synchronisée au niveau mondial. La consommation reprend très vigoureusement vers le milieu de 2021 au début du post COVID, mais l’offre reste handicapée par la crise précédente.

On voit l’inflation surgir. C’est classique : l’offre n’arrive pas à suivre la demande.

Un temps de réaction long

Les autorités, les gouvernements, les parlements, les Banques centrales et le secteur privé ont mis un certain temps avant de comprendre qu’il y avait un vrai phénomène inflationniste, pensant que c’était transitoire.

On avait connu une longue période de dix ans d’inflation extrêmement faible. Aux yeux de beaucoup, cette période n’avait aucune raison de s’interrompre brutalement, simplement parce qu’il y avait eu le COVID. La tension inflationniste nouvelle était très sous-estimée et il a fallu à peu près 6-7 mois avant d’admettre que ce n’était pas transitoire, puis 3-4 mois de plus avant de prendre, s’agissant des politiques monétaires de taux d’intérêt, les décisions appropriées.

Les politiques monétaires accommodantes

L’accumulation des politiques monétaires extrêmement accommodantes sur longue période, conventionnelles et non conventionnelles a été une source d’inflation liée au changement de comportement des agents économiques.

Les politiques budgétaires très expansives de la période précédente

L’ensemble des pays qui en avaient les moyens avaient mis en place des politiques budgétaires extraordinairement dynamiques. Tous les pays ont été mobilisés et certainement les États-Unis encore plus que les Européens, ce qui demande à être souligné. L’accumulation des politiques budgétaires expansives est aussi cause d’inflation. 

La guerre en Ukraine

Cette guerre aux portes de l’Europe est un évènement gravissime. C’est l’élément le plus visible du drame géostratégique qui se noue en ce moment. Il est multidimensionnel et qui comprend beaucoup d’autres éléments, notamment le conflit entre la Chine et les États-Unis, la tentative de créer un contrepouvoir par rapport au pouvoir traditionnel des pays avancés comme les BRICS élargis contre le G20.

Nous connaissons actuellement au niveau mondial des modifications structurelles profondes. Nous éprouvons, nous Européens, cette guerre qui est un élément d’inflation supplémentaire au niveau mondial, mais particulièrement au niveau européen, puisque nous avons des coûts de l’énergie très supérieurs aux coûts de l’énergie américains. Il en est de même pour les prix de l’alimentation.

Les causes structurelles

Elles sont « séculaires », c’est à dire qu’elles couvrent plusieurs cycles économiques.

L’accélération de la globalisation est terminée

On a désormais le sentiment qu’étendre démesurément les chaînes de valeur à travers la planète serait une erreur. Les entreprises qui s’engageraient aussi hardiment qu’elles le faisaient dans le passé dans cette voie prendraient un grand risque : les chaines de valeurs peuvent se retrouver bloquées pour diverses raisons : raisons sanitaires, catastrophes naturelles ou causes liées aux événements géostratégiques et de nature politique.

La globalisation, qui était auparavant accélérée, est freinée dans la période présente. Il y a même des mesures très spectaculaires comme aux États-Unis qui visent à rapatrier de nombreuses productions sur le sol américain (Reshoring).

C’est un mouvement très général, structurel, et qui, évidemment, joue dans le sens de l’inflation. On ne peut plus optimiser et diminuer les coûts en jouant sans limites sur la division internationale du travail et sur les meilleurs prix possibles.

Le bargaining power du travail

La capacité de négociation du travail organisé avait été extrêmement faible dans la période précédente. Le problème qui était un problème économique, est devenu un problème politique dans tous les pays avancés et dans les pays émergents. L’idée que les inégalités ont considérablement augmenté, qu’elles sont devenues inacceptables, qu’il faut avoir une meilleure répartition des revenus est quelque chose qui est désormais généralisé.

C’est vrai dans tous les pays. En France, on ne peut pas dire que le pouvoir de négociation du travail ait été mis sous le boisseau parce que ce n’est ni la tradition ni la culture de notre pays. Mais on peut interpréter ce qui s’est passé aux États-Unis au cours des deux dernières élections présidentielles comme étant l’émergence au niveau politique de cette insatisfaction profonde des « cols bleus » de la lower middle class. Trump a triomphé sur une ligne pro cols bleus qui n’était pas du tout la ligne précédente des républicains. On assiste donc à un changement très profond que l’on observe non seulement aux États-Unis, mais aussi dans de nombreux autres pays.

La transition verte

La transition verte nous est généralement présentée comme étant gagnante / gagnante. On va sauver la planète qui est notre vaisseau spatial, commun à toute l’humanité. Pour cela, on va créer de nouveaux produits, de nouveaux emplois et donc transformer profondément les économies. Tout cela est vrai, mais c’est aussi plus compliqué !

Ce qui est faux, c’est qu’on peut faire cela sans coût. Il va falloir investir beaucoup plus dans la transition verte. En outre, le stock de capital que nous avons actuellement au niveau mondial devient obsolète. Il faut le remplacer.

Le fameux « savings glut », l’excès d’épargne au niveau mondial, devrait se retourner. La masse énorme des investissements de la transition verte devrait absorber l’excès d’épargne au niveau mondial.

Nous constaterons donc une poussée inflationniste au niveau mondial qui est le symétrique de la poussée déflationniste que l’on avait observée dans les dix années précédentes. De plus, nous devrions avoir des taux d’intérêt réels plus élevés qu’auparavant.

Nous ne savons pas encore très bien où nous en sommes dans la transition verte. Les projections qui sont faites actuellement paraissent beaucoup trop optimistes, par rapport à l’acceptation des populations sur le coût de leur niveau de vie.

Quel qu’en soit le coût, cette transition verte reste absolument nécessaire évidemment. Nous sommes toujours dans un vaisseau spatial qui prend des risques colossaux actuellement et qui va probablement malheureusement voir ces risques se matérialiser au cours des 30 ou 40 prochaines années.

3/ Va t’on revenir à une situation de stabilité des prix ?

L’Inflation en Europe et aux États-Unis sont deux réalités différentes.

En août 2023, l’inflation totale en Europe est de 5,3 %, contre 3,2 % aux États-Unis. Cette différence est due à un choc d’offre lié à la guerre en Ukraine. L’Europe est plus dépendante des importations d’énergie et d’alimentation que les États-Unis, ce qui la rend plus vulnérable à la hausse des prix de ces biens. L’inflation sous-jacente, qui exclut l’énergie et l’alimentation, est de 4,7 % aux États-Unis et de 5,3 % en Europe. Cette différence est plus faible, mais elle montre que l’Europe est également touchée par une inflation de demande, liée à la reprise économique post-pandémie.

La BCE a relevé ses taux d’intérêt 10 fois. La hausse totale est inférieure à celle des États-Unis. Cette différence reflète la différence entre les chocs d’offre et de demande qui affectent les deux régions.

Nous avons tous le même environnement de poussée inflationniste et la même difficulté majeure à y faire face pour des causes différentes.

L’inflation est un problème majeur dans le monde entier mais elle devrait revenir à la normale dans une perspective de moyen terme.

Les Banques centrales ont voulu prouver leur sérieux. Elles ont été lentes à réagir, mais ensuite, elles ont agi vigoureusement. Cela inspire confiance. Elles ont réaffirmé que le retour à la stabilité des prix à moyen terme était essentiel. Dans tous les grands pays avancés et dans la quasi-totalité des pays des pays du monde, les Banques centrales ont tenu un discours de stabilité.

Il est remarquable que les quatre grandes Banques centrales des pays avancés aient toutes réaffirmé leur objectif de stabilité des prix autour de 2 % à moyen terme. Cette unité est importante car elle montre que les Banques centrales sont déterminées à lutter contre l’inflation.

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