Intervention de Philippe Chalmin – Conférence d’investissement Lyon

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Nous avons eu l’honneur d’accueillir Monsieur Philippe Chalmin, spécialiste des marchés des matières premières & Fondateur du Cercle Cyclope, lors de notre conférence d’investissement qui s’est tenue à Lyon, le 28 septembre 2023.

Vous trouverez ci-dessous une rétrospective de son allocution.

Les matières premières au coeur de la géopolitique

Longtemps, les hommes ont rêvé de s’affranchir de la matière. L’alchimie moderne aurait permis d’obtenir un cycle perpétuel de destruction et de renaissance : la boucle de la matière permettrait d’oublier énergies fossiles et minerais et les plantes se suffiraient à elles-mêmes. Voilà un rêve qui reste certes un objectif ultime, mais dont le monde est toujours aussi éloigné en cette troisième décennie du XXIe siècle. 

Il suffit pour en convenir de s’attarder sur l’actualité de l’automne 2023 après les mois d’été : la guerre en Ukraine, l’instabilité du Sahel, les tensions avec la Chine, les inquiétudes climatiques et le retour d’El Niño ont fait la une, mais les marchés de matières premières n’ont jamais été bien loin.

L’Ukraine a ainsi dicté l’actualité sur le marché des grains avec la décision russe de ne pas renouveler l’accord sur le corridor céréalier au départ d’Odessa. Au même moment, la Russie bombardait les ports ukrainiens du Danube. Les céréales ukrainiennes (blé, mais surtout maïs) sortent de plus en plus difficilement et la Russie, premier exportateur mondial de blé, utilise l’arme alimentaire en particulier vers l’Afrique de manière complémentaire aux turpitudes de Wagner. Dans le champ de l’énergie, l’Europe a appris à vivre sans gaz russe, mais de ce fait dépend de plus en plus de ses fournisseurs de gaz naturel liquéfié (GNL) comme les États-Unis, le Qatar et même l’Australie : fin août, des menaces de grève dans l’industrie gazière australienne ont provoqué une assez forte hausse des cours, toutefois en rien comparable aux « folies » de 2022 lorsque les prix du gaz en Europe et en Asie avaient décuplé. Pour le pétrole, l’improbable alliance entre l’Arabie saoudite et la Russie porte ses fruits : les cours se sont redressés malgré les sanctions qui frappent les exportations russes (mais du brut russe peut devenir du diesel indien…).

Pour échapper à la dépendance aux énergies fossiles, mais aussi à la géopolitique du pétrole et du gaz, l’heure est aux énergies renouvelables, mais là aussi, il faut tenir compte de nouvelles dépendances : les métaux « électriques » bien sûr comme le lithium, le cobalt ou le nickel, mais au premier chef surtout le cuivre. Mais dans ces domaines au-delà de la mine, c’est la métallurgie qui est le véritable goulot d’étranglement avec la position souvent dominante de la Chine : et celle-ci n’a pas manqué de le faire savoir en juillet en décidant de limiter ses exportations de germanium et de gallium (entre autres). Quant à l’énergie nucléaire, elle dépend quand même de ses fournisseurs d’uranium, le Kazakhstan au premier chef (dans l’orbite russe, mais avec quelque ambiguïté) et puis aussi le Niger ce qui nous ramène à l’instabilité sahélienne. Dernière goutte d’eau enfin, le coup d’État au Gabon, petit producteur de pétrole, mais aussi de manganèse.

Dans bien des pays d’ailleurs force est de constater que la manne des matières premières est à l’origine d’une véritable malédiction géopolitique : c’est elle qui maintient au pouvoir souverains obtus et généraux kleptocrates. Du Venezuela à la République démocratique du Congo, les exemples ne manquent pas. La Chine, souvent, y fait son miel et trouve tant en Afrique qu’en Amérique latine les ressources qui lui manquent. Seuls quelques pays lui résistent à l’image de l’Australie qui a tenu ferme face à l’embargo chinois sur des produits australiens, du charbon à l’orge en passant par le coton et… le vin. L’Australie avait insisté pour qu’une enquête soit menée sur les origines chinoises du Covid. Pékin n’avait pas apprécié, mais les sanctions prises (qui ne s’appliquaient pas au minerai de fer) ont plus gêné la Chine que l’Australie.

Fin août 2023, pour la première fois depuis trois ans, un navire a chargé de l’orge australienne vers la Chine. Le Chili songe quant à lui à nationaliser la production de lithium.

L’été 2023, enfin, a été marqué par de fortes instabilités climatiques et par le retour très probable d’El Niño, un phénomène d’inversion des courants marins dans le Pacifique qui affecte l’Océanie, l’Asie, les Amériques et l’Afrique de l’Est et qui se traduit par des sécheresses ou au contraire par des précipitations plus marquées. El Niño devrait fortement influencer les rendements agricoles de la campagne 2023/2024. Déjà, la mousson s’annonce insuffisante en Inde : le gouvernement a décidé d’un embargo d’une grande partie des exportations de riz (dont l’Inde est le premier exportateur mondial) et de sucre. L’Australie pourrait voir sa production de blé diminuer d’un tiers (après, il est vrai, une année exceptionnelle). Après avoir flambé en 2022, les prix agricoles mondiaux pourraient à nouveau être tendus en 2024, avec une autre épée de Damoclès, celle des achats de la Chine, devenue, là aussi, le premier importateur mondial.

La géopolitique des importations chinoises de matières premières est de ce point de vue fort éclairante : du côté de l’énergie, le pétrole vient de Russie (tout comme pour l’Inde d’ailleurs), d’Arabie saoudite, mais aussi d’Iran et même du Venezuela. Le gaz naturel provient de Russie par gazoducs (le célèbre « Orgueil de Sibérie »), mais le GNL vient notamment du Qatar. Par contre, la Chine n’a pu limiter sa dépendance au charbon et au minerai de fer australien et a dû se résoudre à fermer les yeux sur les impertinences australiennes quant à l’origine du Covid. De plus en plus minerais et métaux sont extraits et même traités par des sociétés chinoises qui dominent ainsi le nickel en Indonésie, le cobalt en RDC, le minerai de fer en Guinée, qui sont présentes au Pérou et dans une moindre mesure au Chili. Enfin, en matière agricole, la Chine a cherché à se soustraire à sa dépendance des États-Unis en privilégiant pour ses achats de soja et de maïs le Brésil et l’Argentine. On retrouve là les partenaires de la Chine au sein des BRICS (Brésil et Russie) et les adhérents de la promotion d’août 2023 (Arabie saoudite, Iran, Émirats, Argentine).

Cette rapide revue de l’actualité des marchés mondiaux de matières premières au début de l’automne 2023 illustre bien leur dimension géopolitique à la fois à l’origine de nombre de conflits internes ou externes, mais aussi en tant que caisses de résonance aux conséquences directes sur l’économie mondiale. À la fin des années trente du siècle dernier, fut publiée au Royaume-Uni une étude d’un cercle proche alors du parti travailliste (la Fabian society). Son titre : « Raw Materials, War materials », au jeu de mots intraduisible en français, reste cruellement d’actualité. 

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