Naviguer les vagues de l’émotion : Les mystères de la psychologie des investisseurs
Par Mohamed Touzi, Chargé du contrôle des Risques
Messages principaux
Cet article explore l’interface captivante entre la finance comportementale et la gestion des risques. Il met en lumière l’importance cruciale d’intégrer les aspects psychologiques et émotionnels dans les décisions financières.
- Les émotions humaines et les comportements irrationnels influencent les marchés financiers, souvent au détriment des données financières objectives. Dans ce contexte, l’influence des émotions telles que la peur et l’avidité sur les décisions financières reflète la fonction de la valeur subjective en action, où les émotions et les croyances subjectives affectent la perception des risques et des rendements potentiels (la fonction de la valeur subjective).
- La vigilance et la remise en question des convictions sont cruciales dans la gestion d’actifs, car même les gestionnaires les plus confiants doivent être prêts à ajuster leurs positions en fonction de l’évolution du marché (l’effet Dunning-Kruger).
- L’intégration des perspectives comportementales dans les stratégies d’investissement est essentielle pour élaborer des approches plus robustes et adaptatives, permettant aux investisseurs de mieux naviguer dans un environnement financier complexe et incertain (la fusion entre la finance comportementale et la gestion des risques).
Cette étude rappelle que dans un monde financier en perpétuelle évolution, la compréhension des aspects comportementaux et émotionnels est essentielle pour réussir à anticiper, savoir gérer les risques et saisir les opportunités.
Implication d’investissement
La gestion financière s’articule autour de divers modes, notamment la gestion passive, active et algorithmique. Dans la gestion passive, les investisseurs suivent généralement un indice de référence tel que le S&P 500 et n’essaient pas de surperformer le marché. À l’opposé, la gestion active implique des décisions de gestion prises par des professionnels financiers visant à surperformer le marché. La gestion algorithmique, quant à elle, repose sur l’utilisation d’algorithmes informatiques sophistiqués pour effectuer des transactions en fonction de conditions préétablies. Cependant, quelle que soit la méthode utilisée, il est crucial de reconnaître que les décisions financières sont toujours influencées par des facteurs comportementaux humains. Par exemple, même dans un contexte de gestion algorithmique, où les décisions sont souvent basées sur des modèles mathématiques, il peut arriver qu’une valeur subisse une baisse soudaine entraînant une vente massive des investisseurs, un phénomène souvent observé dans la finance comportementale. En fin de compte, cela souligne l’importance de comprendre et de prendre en compte les aspects comportementaux dans tous les aspects de la gestion financière, indépendamment du mode de gestion utilisé.
Dans ce contexte, la cohésion et l’organisation entre le risk management et les gérants de Richelieu Gestion sont cruciales pour intégrer efficacement les principes de la finance comportementale dans la prise de décision financière. Le risk management, en étant chargé d’identifier, évaluer et gérer les risques financiers, joue un rôle essentiel dans la protection des actifs de l’entreprise et la préservation de sa stabilité financière. En travaillant en étroite collaboration avec les gérants, responsables de la gestion active des portefeuilles, le risk management peut s’appuyer sur leurs connaissances et leurs expertise pour comprendre les tendances comportementales du marché et les biais cognitifs qui peuvent influencer les décisions d’investissement à l’instar des échanges qui peuvent avoir lieu suite à des événements spécifiques impactant la valorisation d’une position détenue. Ensemble, ils peuvent élaborer des stratégies de gestion des risques plus robustes qui prennent en compte les aspects psychologiques et émotionnels des décisions financières. En intégrant les perspectives de la finance comportementale dans leurs processus décisionnels, le risk management et les gérants peuvent mieux anticiper les réactions du marché, atténuer les effets des biais cognitifs et émotionnels, et optimiser les performances financières de l’entreprise sur le long terme.
Sommaire
1. La finance comportementale, qu’est-ce que c’est ?
Dans les coulisses du monde financier, là où se tracent les destinées des investisseurs audacieux, existe un mystère insaisissable qui échappe souvent à l’œil non averti. Un voile épais entoure une discipline émergente, la finance comportementale, forgée dans le creuset de la crise financière de 2008 et enrichie par des esprits éclairés tels que Daniel Kahneman et Richard Thaler, honorés du prestigieux Prix Nobel d’économie.
Des études approfondies menées sur la période de 1990 à 2009 ont révélé qu’un nombre considérable d’investisseurs ne parvenaient pas à surpasser les indices de référence sur le long terme. La raison derrière cet écart entre théorie et pratique réside intrinsèquement dans le comportement des investisseurs eux-mêmes.
Imaginez un univers où les marchés ne sont pas simplement des mécanismes d’efficacité rationnelle, mais des arènes où s’entremêlent les caprices de l’esprit humain. C’est ici que la psychologie rencontre la finance, défiant les conventions établies.
Dans cette exploration intrigante, nous levons le voile sur les biais comportementaux, ces ombres subtiles qui guident les décisions financières, révélant ainsi un monde complexe où la rationalité apparente se dissipe dans les méandres de la nature humaine. Accrochez-vous, car ce voyage nous conduira au-delà des apparences, là où se tissent les fils mystérieux de la finance comportementale.
La finance comportementale, qu’est-ce que c’est ?
En substance, la finance comportementale émerge à l’intersection de la psychologie et de la finance, démontrant clairement sa divergence avec la théorie financière classique. Cette dernière, fondée sur l’hypothèse de la rationalité individuelle et de l’efficience des marchés, est remise en question par la finance comportementale, qui met l’accent sur l’influence des émotions, des biais cognitifs et des comportements humains dans le processus décisionnel financier. Malgré son développement, ce domaine demeure sujet à controverse quant à sa contribution effective aux performances des investisseurs.
Les biais cognitifs
Dans le fascinant dédale de nos pensées, les biais cognitifs se révèlent comme des filtres altérant subtilement nos décisions et évaluations. Ce voyage explore les mécanismes inconscients qui peuvent égarer notre discernement sans que nous en soyons conscients. La représentativité, guidée par la propension à généraliser nos expériences personnelles, teinte nos jugements professionnels. Dans le domaine financier, le « momentum » influence les choix d’investissement, tandis que l’évaluation du consensus peut être déformée par une tendance égocentrique. Le raisonnement analogique, parfois en dissonance avec la réalité, mérite une attention particulière. Le conservatisme cognitif, penchant naturel à surévaluer les informations confirmatives, entrave l’objectivité dans la prise de décision. Le biais de confirmation, favorisant les données conformes aux préconceptions, peut altérer la qualité des choix professionnels. Enfin, le phénomène d’ancrage, illustré par l’association d’idées apparemment disparates, se révèle dans le monde des affaires, à l’image de l’influence de Daniel Kahneman.
· L’effet Dunning-Kruger
Serions-nous tous susceptibles de surestimer nos capacités ? L’effet Dunning-Kruger, ou « excès de confiance en soi », est aujourd’hui un principe bien identifié, qui peut se révéler préjudiciable à l’entreprise et délicat à gérer. Il s’agit du principe selon lequel les incompétents se croient compétents, c’est-à-dire surestiment leurs capacités et leurs performances. En termes de management, l’effet Dunning-Kruger fait référence à ces collaborateurs peu efficaces qui sont malgré tout très sûrs d’eux.
Source : Hubspot
La personne en proie à l’effet Dunning-Kruger ne va pas forcément se rendre compte de son excès de confiance. En bref, le collaborateur qui souffre de ce syndrome pense maîtriser un sujet à la perfection alors qu’il n’en est rien ou qu’il n’a aucune qualification. Il devient difficile pour lui de se rendre compte de son incompétence tant il se persuade du contraire.
Au cœur de la notion d’efficience des marchés réside l’hypothèse fondamentale de la rationalité des investisseurs. Celle-ci stipule que tous les acteurs du marché sont égaux devant l’information, induisant ainsi une propension naturelle à la rationalité. Cependant, l’écart entre cette théorie et la réalité se manifeste lorsque les décisions des investisseurs sont influencées de manière significative par des facteurs émotionnels. Là où la théorie s’attend à une rationalité constante, la pratique dévoile la prédominance des émotions dans le processus décisionnel. La peur, la cupidité et d’autres sentiments peuvent influencer les choix des investisseurs, introduisant ainsi des variations significatives par rapport à la rationalité supposée (Graphique ci-dessous).
Source : Bertrand Dubourg
La psychologie financière met en lumière une réalité persistante : l’être humain réagit de manière asymétrique aux pertes et aux gains. Lorsqu’un banquier expose à son client un portefeuille affichant des pertes, la détresse ressentie est bien plus intense que la satisfaction procurée par des gains équivalents. Cette disparité émotionnelle, plus spécifiquement l’aversion aux pertes, a été décrite par Kahneman et Tversky dans leur « théorie des perspectives » en 1979, valant à Kahneman le Prix Nobel d’économie en 2002. Même si la plupart des positions d’un portefeuille affichent des gains, les investisseurs ont tendance à se concentrer sur les positions en baisse. La théorie des perspectives éclaire cette asymétrie, soulignant que les individus sont plus sensibles aux perspectives de pertes qu’à celles de gains. La proposition d’une nouvelle fonction d’utilité, la fonction de valeur sur laquelle nous reviendrons plus tard, témoigne de la complexité des réponses psychologiques des investisseurs, combinant aversion aux risques-gains et recherche des risques-pertes.
Cette compréhension approfondie de l’interaction émotionnelle entre pertes et gains offre une perspective cruciale pour une gestion de portefeuille plus éclairée et adaptative. Par ailleurs, il est observé que les premiers gains génèrent une satisfaction significative, tandis que les gains substantiels sont souvent sous-évalués. Une tendance notable dans le comportement des investisseurs est la propension à prendre davantage de risques en cas de perte, un phénomène similaire à celui de vouloir « se refaire » au casino. Cette inclinaison se traduit par une tendance à vendre rapidement les positions profitables plutôt que de liquider celles en perte, illustrant ce que l’on appelle en finance comportementale « l’effet de disposition ». Parallèlement, l’aversion aux risques peut conduire un investisseur à se départir d’un titre lorsque celui-ci atteint son plus bas niveau historique, plutôt que d’en acquérir davantage.
Enfin, la volonté de minimiser les regrets potentiels en cas d’échec ou la peur de l’inconnu est un biais fréquemment observé chez les investisseurs en finance comportementale, se manifestant généralement après des pertes importantes, mais pouvant également survenir à la suite de gains substantiels.
Les biais émotionnels
Au sein du monde financier, traditionnellement imprégné de rationalité, émerge progressivement la reconnaissance cruciale de l’influence des émotions dans le processus décisionnel. Interrogeant la pertinence de négliger ces aspects psychologiques, la théorie moderne de portefeuille se confronte à un défi fondamental. Les humeurs, influencées par des facteurs externes comme la météo et les jours de la semaine, laissent leur empreinte sur les marchés, avec un optimisme souvent teinté de pensée magique. Le biais d’optimisme, marqué par une confiance excessive, peut conduire à des comportements préjudiciables, tandis que l’aversion au risque, considérée comme un biais cognitif, se traduit par une réticence à prendre des risques financiers. Cette aversion peut mener à des décisions suboptimales, favorisant des gains plus sûrs au détriment d’opportunités potentiellement plus lucratives, entraînant ainsi une détérioration des performances du portefeuille. La pression de l’environnement financier peut exercer une influence significative sur les décisions des investisseurs. L’imitation, par exemple, peut conduire à des mouvements de marché déconnectés de la valeur fondamentale des actifs. Lorsque les acteurs du marché suivent aveuglément la tendance haussière, les prix peuvent augmenter simplement en raison de l’effet de masse, sans que de nouvelles informations substantielles ne justifient cette hausse. De même, les décisions prises en groupe sont souvent entachées par les biais psychologiques individuels, amplifiés par le phénomène de conformité. Céder à la tentation d’acheter un titre simplement parce que tout le monde le fait reflète un comportement moutonnier qui peut être préjudiciable à une gestion de portefeuille fondée sur des données objectives plutôt que sur des influences extérieures.
· La fonction de la valeur subjective
La fonction de la valeur subjective proposée par Kahneman et Tversky pour évaluer des projets risqués traduit les caractéristiques précédentes du comportement face au risque.
« La peur et le goût du risque »
Source : Daniel Kahneman et Amos Tversky, Pour la science, juillet 1999
D’autre part, la forme de la fonction dans la zone des pertes (en-dessous du point de référence) n’est pas identique à celle dans la zone des gains. Plus précisément, la forme de la fonction de la valeur au-dessus du point de référence dans la zone des gains est similaire à celle de la fonction d’utilité attendue, à savoir concave. En revanche, elle est convexe et plus pentue en dessous du point de référence (zone des pertes), traduisant à la fois un comportement de prise de risque dans cette zone et une aversion pour la perte (graphique ci-dessus).
Il est observé que les premiers gains génèrent une satisfaction plus importante, tandis que les gains importants sont souvent sous-estimés. Les investisseurs sont enclins à prendre davantage de risques en cas de pertes, cherchant à récupérer leurs pertes, contrairement à une situation de gain où ils ont tendance à être plus conservateurs. Ce phénomène, connu en finance comportementale sous le nom d’« effet de disposition », se traduit par une propension à vendre rapidement des actifs gagnants plutôt qu’à couper les pertes. De plus, la peur de l’échec ou de l’inconnu conduit souvent les investisseurs à éviter de prendre des décisions qui pourraient engendrer des regrets potentiels, ce qui peut se manifester après des pertes importantes ou même après des gains significatifs. Ce biais peut pousser l’investisseur à adopter une attitude excessivement prudente dans ses choix, ce qui risque de lui faire manquer des opportunités sur le long terme. Par exemple, il pourrait se limiter à sélectionner uniquement des sociétés bénéficiant du rating «AAA». De même, il pourrait hésiter à investir dans des marchés actuellement prometteurs en raison d’expériences passées défavorables sur ces mêmes marchés, il pourrait également être réticent à entrer sur des marchés en baisse de peur de prendre une mauvaise décision. En outre, il pourrait être tenté de suivre les tendances et les rumeurs du marché afin d’éviter de regretter ses choix à l’avenir, même si l’histoire nous a montré les conséquences désastreuses des bulles technologiques et immobilières aux États-Unis.
Enfin, un investisseur pourrait être enclin à conserver ses positions gagnantes trop longtemps par crainte de passer à côté de gains supplémentaires ou au contraire à maintenir des investissements perdants trop longtemps par peur de réaliser une perte.
En résumé, la gestion des investissements peut se révéler être un véritable casse-tête.
En conclusion
La fusion entre la finance comportementale et la gestion des risques souligne l’importance cruciale de prendre en compte les aspects psychologiques et émotionnels dans les décisions financières. En reconnaissant et en contrant les biais cognitifs et émotionnels, les professionnels de la finance peuvent anticiper les réactions du marché et concevoir des stratégies plus adaptatives. Des approches telles que la sensibilisation aux biais, l’utilisation de technologies comme l’intelligence artificielle, la diversification des portefeuilles, l’expertise des conseillers financiers et la gestion émotionnelle efficace peuvent atténuer les effets des biais, permettant ainsi des décisions plus informées et judicieuses pour optimiser les performances financières.
Puisque vous êtes arrivés jusqu’ici dans votre lecture nous vous donnons un bonus : des recherches ont mis en lumière que les investisseurs scrutant fréquemment leur portefeuille présentent un risque accru de pertes par rapport à ceux qui le consultent de manière plus sporadique. Cette corrélation découle de l’illusion de maîtrise de la situation : en observant attentivement l’évolution de leurs investissements, les individus peuvent avoir l’illusion de mieux contrôler leurs finances, mais cette surveillance constante peut également amplifier la perception de la volatilité du portefeuille, ce qui peut entraîner des prises de décisions erronées. À titre d’illustration, considérons un investisseur visant un rendement de 10 % sur des actions présentant une volatilité de 15 %. Sur une année, la probabilité d’observer un rendement positif est de 93 %, avec une perte envisagée tous les 10 ans. En revanche, sur un mois, cette probabilité diminue à 67 %, avec quatre pertes anticipées par an. Enfin, sur une journée, elle chute à 54 %, avec 120 pertes potentielles annuelles.
Pour finir, sachez prendre de la distance par rapport à vos investissements et partez de temps en temps en vacances pour votre plus grand bien et celui de votre portefeuille !
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